L’arrêt de la CEDH, rendu jeudi 4 avril 2024, à propos de l’affaire Tamazount et autres contre la France donne lieu à de nombreuses réactions ou interprétations qui méritent plus de nuances et de précisions. Nous avons donc pris le temps de lire et relire l’arrêt, d’écouter les questions de nos délégués régionaux et de consulter des juristes avant de partager ici nos premières observations et réactions à diverses interrogations.

Quelle est la condamnation précise de la CEDH contre la France ? 
La CEDH constate que les conditions de vie quotidienne des résidents du camp de Bias n’étaient pas compatibles avec le respect de la dignité humaine et s’accompagnaient en outre d’atteintes aux libertés individuelles. Elle caractérise ainsi la violation des articles 3 et 8 de la convention et de l’article 1 du protocole n°1.


La cour estime que les sommes allouées aux requérants sont modiques par comparaison avec ce qu’elle octroie généralement dans les affaires relatives à des conditions de détention indignes et déduit que ces sommes n’ont pas couvert les préjudices liés aux autres violations de la Convention.


Dans ces conditions, l’Etat français est condamné à verser un complément aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif, la somme de 4 000 EUR par année passée au sein du camp de Bias, toute année commencée étant intégralement prise en compte, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, au titre des dommages matériel et moral découlant du séjour au sein du camp de Bias  et moins les sommes déjà perçues pour la même période.


L’arrêt de la CEDH parle de 4000€ par année passée au camp mais propose entre 3700 et 5800€ aux quatre plaignants. Pourquoi ?
Les juges de la CEDH ont estimé que la juste réparation des conditions de vie à Bias devrait être de 4000€ par an. Mais comme la France n’a signé la convention européenne des droits de l’Homme qu’en mai 1974, la CEDH ne peut condamner l’État français que pour la période de mai 1974 à fin 1975 (date officielle de fermeture des camps). 
Et elle déduit au prorata temporis les sommes perçues pour cette période après le jugement du Conseil d’état

Est-ce la suite de l’affaire Tamazount jugée par le Conseil d’Etat en octobre 2018 et lui attribuant 15 000€ pour les 12 ans passés au camp de Bias ?
Oui. Pour aller devant la CDEH, il faut d’abord être allé devant les tribunaux de son pays car en vertu de l’article 35 § 1, la CEDH ne peut traiter une requête qu’après épuisement de l’ensemble des voies de recours internes (c’est à dire les différentes instances judiciaires françaises, du TA au CE).

Donc c’est une affaire engagée depuis longtemps ?
Oui cela dure depuis près de 13 ans ! Cela a commencé avec une demande indemnitaire le 20 juillet 2011 de Kader Tamazount. Trois ans plus tard, le Tribunal administratif de Cergy- Pontoise a rejeté sa demande de condamnation de l’Etat à lui verser une somme d’un million d’euros en réparation des préjudices subis à cause de l’abandon des Harkis et des conditions indignes d’accueil dans les camps.


Il y a ensuite jugement en appel devant la Cour administrative d’appel et devant le Conseil d’Etat en 2018 et enfin l’arrêt de la CEDH en avril 2024 ! On ne peut que saluer la ténacité de Charles Tamazount et sa compétence juridique.

Est-ce que la France va devoir payer uniquement pour les années 74 et 75 ou à partir de 1962 ?

Si on prend l’arrêt à la lettre, l’obligation ne porte que sur les sommes inscrites dans l’arrêt pour la période considérée.


Si on interprète l’arrêt dans son esprit, évidemment l’Etat devrait verser la somme de 4000€ par an à partir de 1962. Cette somme pourrait faire l’objet d’une des mesures proposées par l’Etat français pour effacer les conséquences des violations ainsi jugées. S’agissant de la période, la loi de février 2022 a fixé la période d’indemnisation entre le 20 mars 1962 et le 31 décembre 1975. 

Est-ce que cela vaut pour toutes les familles de harkis ?
C’est le même raisonnement que la question précédente ! 


 En droit strict, le paiement ne s’impose que pour les personnes qui ont porté plainte pour leurs conditions de vie au camp de Bias. Mais là aussi on comprend bien que l’Etat est face à une obligation morale de verser le même montant à toutes les personnes placées dans les mêmes conditions et circonstances que celles qui ont fait l’objet de la condamnation.

Et pour ceux qui ne sont pas passés par le camp de Bias ou un camp similaire ?
L’Etat pourrait dire que les conditions de vie dans les hameaux de forestage ou dans les cités urbaines étaient différentes de celles des camps. Tel est déjà le cas dans le contexte juridique actuel puisque sont exclues de la loi, les personnes qui ne sont pas passées par les camps, hameaux de forestage ou autres structures car parvenues en métropole hors plan – minimaliste – de rapatriement.

Pourtant la loi du 23 février 2022 et la CNIH ne font pas de différence entre les camps et les hameaux de forestage ou les cités urbaines ?

Oui, la loi propose la même réparation pour les conditions de vie indignes pour « les structures de toute nature ».  Le premier rapport de la CNIH reflète cela puisque des structures très différentes des camps ont été ajoutées à la liste des structures donnant droit à la réparation prévue par la loi du 23 février 2022. En toute logique, l’Etat devrait donc verser 4000€ par année passée par une personne dans une des structures ouvrant droit à réparation.

Mais ce n’est pas ce qu’exige la CEDH ?
Non la CEDH traite uniquement du camp de Bias. Et plus précisément du cas des 4 plaignants de la famille Tamazount.

Comment pousser l’Etat français à généraliser ce cas à toutes les personnes ayant subi ces conditions de vie indignes ?
Les moyens d’actions pour un groupe afin de faire aboutir ses revendications sont connus. Ils varient selon les époques et les stratégies des groupes :

-La mobilisation de masse (manifestation dans la rue, grève,)
-Faire pression via les médias (et réseaux sociaux) à partir d’un élément déclenchant (grève de la faim, interview choc, blocage d’autoroute, prise d’otage,…)
-La voie judiciaire pour transformer des tribunaux en porte-voix et faire condamner l’Etat
-La voie politique : convaincre le pouvoir exécutif et législatif pour obtenir lois et amendements.

Par le passé les deux premiers moyens ont été utilisés par des associations de Harkis. Aujourd’hui, elles recourent surtout aux deux derniers. En réalité, il ne faut pas les opposer ; ils ne sont pas exclusifs les uns des autres et peuvent au contraire se renforcer.

AJIR a choisi de privilégier la voie politique sans s’interdire les autres. 


C’est en travaillant avec les parlementaires, en suscitant l’écoute du Président et de ses conseillers qu’on a pu faire avancer les revendications d’une loi de réparation, de reconnaissance de l’abandon, de la demande de pardon, du doublement de la rente viagère et l’an dernier de son extension à toutes les veuves d’anciens harkis. Et on espère pouvoir convaincre de la création d’une fondation, et de la mise en place d’une vraie commission d’évaluation.

Et pour ceux abandonnés en Algérie après le 19 mars 62 et ceux qui ne sont pas passés par les « structures d’accueil » car arrivés hors plan de rapatriement ?
La loi du 23 février 2023 et le fonds de solidarité de 2018, comme l’arrêt de la CEDH, excluent les personnes qui ne sont pas passées par les camps ou autres structures. Toutes ces mesures oublient les personnes qui ont le plus souffert de l’abandon : celles qui, n’ayant pas été rapatriées ni protégées, ont subi emprisonnement, torture ou massacres après les accords d’Evian du 19 mars que la France n’a pas fait respecter. L’arrêt de la CEDH comme celui du Conseil d’Etat et d’autres jugements ont le mérite d’obliger à réparer le préjudice des conditions indignes d’accueil en métropole. Mais ces jugements refusent de condamner l’Etat français à réparer les conséquences de son abandon des Harkis après le 19 mars 1962.

Que va faire AJIR ?
Après concertation le bureau national a décidé : 


– d’écrire au Président de la République pour lui demander de tirer les conséquences de cet arrêt et de mettre en place une vraie commission d’évaluation des préjudices de toutes les catégories de victimes de l’abandon et des conditions indignes d’accueil.
– d’écrire aux parlementaires pour leur demander de faire une proposition de loi pour tenir compte de l’arrêt de la CEDH et des insatisfactions suscitées par la loi actuelle et sa mise en œuvre.
– de solliciter la CEDH pour être entendue au titre de tiers intervenant durant la phase d’exécution de l’arrêt
– d’organiser à Lyon en  mai une réunion de présidents et présidentes d’association avec la participation de juristes pour répondre à leurs questions et étudier la possibilité d’autres contentieux

Comme à son habitude, AJIR consulte de nombreux juristes pour tirer toutes les conclusions de cet arrêt important de la CEDH avant de s’engager dans la bataille de la généralisation à tous les Harkis de cette décision. 
AJIR prendra également part aux éventuels échanges avec les autorités avec détermination et conviction, au service de tous nos compatriotes.


Un recours de masse ou particulier devant les juridictions administratives françaises sera-t-il couronné de succès à la suite de cette décision de la CEDH ?
Juridiquement la décision de la CEDH fait jurisprudence et s’impose donc aux juges français mais dans les faits c’est un peu plus compliqué. 


En effet les juges auront à apprécier si les mêmes indignités, les mêmes violations et les mêmes pertes de chance existaient dans les autres lieux que Bias. 


Par ailleurs, il convient de ne pas oublier que la requête Tamazount parvenue à ce stade ne l’a été que parce que le représentant de l’Etat n’a pas invoqué la prescription quadriennale devant les juridictions concernées. Il est fort à parier que le gouvernement ne commettra pas la même « erreur » si les recours s’amplifient d’autant qu’il convient de signaler que la CDEH donne raison aux juridictions françaises en reconnaissant la faculté de l’Etat d’invoquer la prescription quadriennale et celle des juridictions de l’appliquer.


Enfin la lenteur de la justice est bien connue… Il faudra des années. Et pendant ce temps, chaque année, des femmes et des hommes nous quittent.


 Mais un contentieux de masse bien orchestré, avec sérieux et des avocats compétents, peut avoir un impact médiatique et politique par ricochet. Il ne faut donc par l’exclure même si on préfère essayer d’abord la voie politique.

Peut-on affirmer aujourd’hui que l’application de cet arrêt va être étendu à tous les lieux reconnus par les décrets d’application de la loi de 2022 et des lieux rajoutés sur proposition de la CNIH ?
L’Etat français, en l’occurrence, devra prendre les mesures en faveur des requérants, pour effacer les conséquences des violations constatées et adopter les mesures générales ou modifier la législation.


A ce titre, les mesures envisagées seront présentées sous forme de plan d’action et de bilan. Le Conseil des Ministres du Conseil européen accepte, approuve et clôt l’affaire par une résolution finale s’il juge que le plan d’action et son application répondent à la décision de la CEDH.


Cet arrêt n’est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. Il lui appartiendra de statuer sur ce renvoi, avant de rendre définitif l’arrêt. Dès qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. 


Il convient de préciser que pendant le processus de surveillance, la société civile peut soumettre des communications relatives à l’exécution. 


En résumé, ce qui est certain aujourd’hui c’est que cet arrêt de la CEDH ne s’applique qu’aux résidents (auteurs de la requête) du camp de Bias et son extension à tous les autres lieux dont l’indignité des conditions de vie, la privation ou l’atteinte aux libertés individuelles ainsi que la perte de chance pour la scolarisation en vase clos ont été reconnues, dépendra du Gouvernement français et de la pression que les familles de Harkis seront susceptibles d’exercer sur ce même Gouvernement…


Cet arrêt confirme également la jurisprudence établie des juridictions françaises relatives « aux actes de gouvernement » par rapport aux dommages subis en Algérie. La demande de réparation en raison de l’abandon des Harkis en Algérie par la France est-elle définitivement close ? 
La CEDH a réaffirmé la responsabilité de la France dans l’abandon des Harkis après les accords d’Evian, abandon déjà reconnu par plusieurs Présidents de la République française et inscrit dans la loi de 2022.  Mais la demande des Tamazount de réparation des préjudices subis en Algérie en raison de l’abandon en Algérie a été rejetée en invoquant le privilège des actes de gouvernement.  La Cour entérine la jurisprudence du Conseil d’Etat et ferme la porte à toute demande de réparation pour faute des conséquences de l’abandon car les actes de gouvernement dans les relations internationales (en 1962 l’Algérie était un Etat en devenir) constituent le privilège du pouvoir exécutif (Président et Gouvernement).  Le pouvoir judiciaire (les tribunaux) ne peut donc pas interférer dans ce domaine (séparation des pouvoirs oblige).


Cependant l’arrêt de la CEDH ouvre une possibilité d’action au civil pour une réparation sans faute préalable de l’Etat français (la requête Tamazount n’avait pas invoqué cette possibilité) mais là encore le risque de prescription est important.
 

*Interview du bureau national d’AJIR pour les Harkis réalisée le 15 avril 2024. Questions venant des délégations régionales.
Réponses : Ali Amrane, Said Balah, Marie Gougache, Mohamed Haddouche, Mohand Hamoumou, Mohamed Laazaoui