Avec Dien Bien Phu et les Accords de Genève, la France est obligée de quitter l’Indochine. Elle le fait en deux temps: en 1954, pour la partie nord, et en 1956, pour la partie sud. Les derniers soldats français quittent alors Saïgon, mais ils ne partent pas tout à fait seuls. Ils emmènent avec eux des familles entières de soldats vietnamiens ayant choisi de se battre aux côtés des Français, et dont le sort préfigure celui des harkis algériens. Comme ces derniers, les rapatriés d’Indochine vont être parqués dans des camps, dont le plus connu est celui de Sainte-Livrade sur Lot. Cinquante ans après Dien Bien Phu, en 2004, des gens y vivaient encore… Leurs descendants, eux, attendent toujours une reconnaissance de la part de l’Etat français.
1956, donc. Ils sont 1.200. 1.200 à avoir été rapatriés d’urgence. Le Vietnam ne veut plus d’eux : ni la République démocratique du Nord qui les considère comme des traitres à la patrie, ni la République du Sud, qui veut effacer les derniers souvenirs de la présence française et que ces témoins-là dérangent.
Aussi arrivent-ils en France, hagards. Il y a des femmes, veuves de guerre, venues les malles pleines de riz parce qu’elles ont peur de ne pas en trouver en France. Il y a d’anciens supplétifs vietnamiens de l’armée française et puis surtout une foule de petits métis, aux yeux en amande et aux prénoms bleu-blanc-rouge. L’armée leur a donné à chacun deux couverts, une assiette et un verre, ainsi que des lits une place, des couvertures, des chaises et quelques meubles rudimentaires.
«C’est ça, la France? », lancent les plus petits…
Des « ayants-droits »
Leur destination ? Sainte-Livrade sur Lot, le Centre d’Accueil des Français d’Indochine (CAFI) installé dans une ancienne poudrière, qui avec les deux autres camps de Noyant et de Bias, abrite tous les exilés, tous ces Vietnamiens trop francophiles qu’il a fallu rapatrier et dont on ne sait pas vraiment quoi faire.
Le confort est pour le moins rudimentaire et la nostalgie du pays perdu est au moins aussi rude que les hivers français, mais le temps passe et ce qui, au départ, était censé être provisoire, l’est de moins en moins…
Un dispositif administratif est prévu pour accompagner les rapatriés dès leur arrivée et tout au long de leur séjour dans le camp, dont la direction est confiée à d’anciens fonctionnaires coloniaux, qui jettent sur leurs « protégés » un regard pour le moins paternaliste. La discipline est en tout cas de rigueur, avec dans les premières années, l’obligation d’assister au lever du drapeau et un couvre-feu à 22 heures.
C’est que l’administration craint le laisser-aller. Les rapatriés doivent s’intégrer par la formation et le travail et ne pas profiter indûment des aides réservées aux indigents. En 1959, l’arrêté Morlot viendra régenter la vie des résidents, en instaurant des droits, mais surtout des devoirs et des restrictions inconnues du citoyen français lambda.
Il faut dire, justement, que les rapatriés d’Indochine ne sont pas considérés comme des citoyens ordinaires, mais comme des « ayant-droits » au statut précaire, un statut dont le moindre petit signe extérieur de richesse (voiture, mobylette, téléviseur…) peut entrainer la perte et donc l’obligation de quitter le camp.
L’ensemble du site est clos, le seul accès étant le portail principal. Les visiteurs, lorsqu’il y en a, sont tenus de se faire connaître de l’administration et s’ils veulent rester plus de 30 jours, ils doivent demander l’autorisation. Les résidents, eux, sont en principe libres d’aller et venir comme bon leur semble, mais les archives du camp regorgent de courriers adressés avec déférence au directeur du centre pour demander l’autorisation de s’absenter plusieurs jours.
Qu’on se rassure néanmoins : au fil des ans, le règlement s’assouplira et le grillage finira même par disparaître.
Le « camp des chinetoques »
En attendant, puisqu’il faut bien s’adapter, eh bien on s’adapte. A l’école communale, nos petits franco-vietnamiens du CAFI font des étincelles. Nos ancêtres les gaulois? Qu’à cela ne tienne… « Vercingétorix avec sa moustache, ses tresses et son casque, on était toutes amoureuses de lui… ».
Mieux encore… La France est un pays chrétien, dit-on ? Eh bien les enfants se font baptiser à tour de bras, y compris ceux dont les familles sont bouddhistes : «sinon, on n’ira pas à l’école française ».
Dans les années 50-60, le « camp des chinetoques » est plutôt mal vu. « les blousons jaunes » : ainsi surnomme-t-on les jeunes qui y vivent. Sur place, les baraquements provisoires (36, en tout, disposés « à la militaire ») ont cédé la place à un véritable petit village, avec ses commerces, son infirmerie. A l’épicerie Gontran, on vend des bouddhas ventrus, des tirelires nacrées, des plats cuisinés. On y vient d’Agen pour s’approvisionner en riz. C’est un « petit Vietnam » qui va progressivement voir le jour, et que beaucoup ne voudront plus quitter.
« Je n’aime pas faire des histoires »
Mais Sainte-Livrade, c’est quand même le camp oublié, tout autant que le camp des oubliés. Il faut dire que ses habitants vont rester longtemps muets.
«Quand j’étais jeune, je n’avais pas l’impression de vivre une injustice », témoignera l’un d’entre eux.
« Mon père était Français. Il a combattu pour la France. On n’a jamais reconnu qu’il avait été prisonnier des Japonais. Nos parents n’ont jamais rien réclamé »… « Je n’aime pas faire des histoires », ajoute-t-il… Pas de remous, donc, ni même d’amertume.
Le CAFI va perdurer une bonne cinquantaine d’années. En 2004, au moment du cinquantenaire de la chute de Dien Bien Phu, on y trouvera encore une poignée de résidents, dont les descendants continuent de se battre, encore aujourd’hui, pour obtenir l’esquisse d’une reconnaissance. Le site, lui, est officiellement devenu un « lieu de mémoire ». Les baraquements ont été détruits. Il ne reste plus que la chapelle, le temple bouddhiste, deux salles associatives, et la mémoire…
Écrit par Lepetitjournal Ho Chi Minh Ville