Photo Yann Revol

Nous devons remercier le sénat d’accueillir une nouvelle fois ceux qui portent la mémoire des harkis. Ce n’est pas la première fois que les harkis et leurs amis s’y retrouvent et je me souviens de la conférence de 1999 à laquelle notre ami André Wormser a participé. C’est pour moi l’occasion de lui rendre un hommage justifié. La conférence de 1999 a touché au-delà du cercle des amis et en particulier le président Chirac. On peut ainsi apprécier combien, près d’un quart de siècle plus tard, la situation et la réflexion ont évolué. 

En 1999, les harkis demandaient avant tout la justice et la vérité. Ils avaient été les victimes de ce que j’avais appelé un piège historique. Ils étaient les « victimes collatérales » de la mémoire de ce qui fut, avec ses horreurs particulières, une guerre qui fut à la fois une guerre civile et une guerre de décolonisation. En 1962, après les accords d’Evian, le pouvoir français entendait oublier les « événements » et le pouvoir algérien commençait le processus de mythification du combat qui reste aujourd’hui encore au fondement de sa légitimité. C’était le début de la « rente mémorielle ».

En France, la droite et la majorité de l’électorat étaient alors gaullistes, le prestige du héros du 18 juin était considérable et il était habité de la volonté de fonder la légitimité du la 5ème République et de pouvoir intervenir plus librement dans les affaires du monde. Comment, à droite, contester une politique qui avait abouti à la décolonisation ? Il aurait été indécent d’obscurcir l’image du héros par sa décision, inspirée par la realpolitik dans ce qu’elle peut avoir de plus brutal, qu’était l’abandon des collaborateurs de l’armée française dont on savait qu’ils seraient l’objet de règlements de compte dramatiques. Les membres de l’OAS malgré leur violence étaient marginaux. La majorité de la population était soulagée par la fin de la guerre.

Quant aux militants de gauche, alors défenseurs autoproclamés des droits de l’homme, qui avait soutenu le combat pour l’indépendance de l’Algérie, ils se refusaient ensuite à penser que les héros de cette indépendance aient pu massacrer leurs concitoyens pour établir leur pouvoir. Ils dénonçaient à juste titre la torture pratiquée par l’armée, mais ils restaient aveugles aux massacres par les FLN des anciens harkis. Le plus simple pour eux était de négliger leur sort ou de les englober dans la condamnation des colonialistes et des tortures infligées par l’armée. On sait que quelques officiers, que les juifs appelleraient des Justes, refusèrent d’obéir aux ordres du pouvoir et sauvèrent leurs hommes et leurs familles en les rapatriant vers la métropole. Mais, à leur arrivée, ils furent traités d’une façon indigne, maintenant bien documentée. Leur seule existence montrait le prix de la politique. Ils gênaient la mythologie du héros du 18 juin, ils gênaient les collaborateurs français du mouvement de libération de l’Algérie. Ils gênaient aussi le FLN et la mythologie qui allait fonder la légitimité du nouveau régime selon laquelle toute la population algérienne s’était regroupée derrière eux pour réussir à établir leur pouvoir. Deux mythologies nationales dont les effets se conjuguaient à leurs dépens et aux dépens de la vérité. Ils étaient des gêneurs et le terme lui-même devint injurieux.

En 1999, les travaux de Mohand étaient déjà publiés et connus. Ce fut son grand mérite que de donner par son travail d’historien et la publication, en 1993, de son livre « Et ils sont devenus harkis« , la première analyse d’un historien et une étape dans l’historicisation progressive de ce qui fut un piège historique. Il avait un mérite particulier de maintenir la ligne de la connaissance aussi objective que possible sur un sujet aussi passionné et auquel il était personnellement attaché. Son mérite était d’autant plus grand que le milieu universitaire n’y était guère préparé. J’en prends comme illustration la difficulté avec laquelle Lucette Valensi et moi-même avons pu finalement constituer le jury de soutenance de la thèse. Les spécialistes de la période étaient engagés dans un camp ou dans l’autre, le plus souvent en faveur de la lutte du FLN, et il a fallu toute la liberté d’esprit et l’indépendance de Jean Baechler pour nous tirer d’affaire. Sa contribution a permis d’évoquer un autre piège historique, celui des « malgré-nous » alsaciens incorporés de force dans l’armée allemande et ensuite jugés comme des collaborateurs par les résistants français. Un autre piège historique. Le travail de Mohand a été une première étape dans l’établissement progressif, et jamais terminé, de la vérité. D’autres ont ensuite contribué à rendre plus juste l’analyse de ce que furent les engagements de ces hommes et la politique de la France. Maintenant nous savons, nous ne pouvons plus ignorer.

Je voudrais souligner la force de la vérité. C’est ce rapport à la vérité qui distingue radicalement les démocraties des régimes totalitaires. Si le ressentiment est, comme le dit Nietzche, un poison, le refoulement des fautes et les mensonges empoisonnent les démocraties, alors que les régimes totalitaires sont fondés sur la terreur, certes, mais aussi sur le mensonge, c’est leur instrument de pouvoir. Les démocraties se sont souvent conduites d’une manière contraire aux valeurs dont elles se réclament, les harkis et leurs amis le savent. Mais, avec le renouvellement des générations, elles ont accepté finalement, fut-ce en rechignant, de reconnaître les crimes dont elles ont été coupables ou au moins complices. C’est bien de l’intérieur des démocraties qu’a été élaboré le mouvement des idées qui a conduit à la fin de l’esclavage de la traite des noirs. En 1993, dans la préface au livre de Mohand, j’appelais à la reconnaissance du sort des harkis comme à la reconnaissance de la participation des autorités françaises vichyssoises à la shoah. En 1995, le président Chirac a reconnu par son discours du Vel d’hiv la collaboration du gouvernement vichyssois à la déportation des juifs, rompant avec la mythologie de la protection des juifs par le maréchal Pétain. Le 16 juillet, chaque année, la présence du président de la République réaffirme la position de la nation. En 1999, ici même, j’appelai à la reconnaissance de la conduite honteuse des autorités à l’égard de leurs supplétifs musulmans de l’armée française. Jacques Chirac l’a fait et il a été suivi par les présidents de la République qui lui ont succédé, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Cette reconnaissance est essentielle même s’il a fallu attendre l’action d’Emmanuel Macron pour qu’une loi de réparation soit enfin votée et même si, aujourd’hui, toutes les conséquences ne sont pas encore tirées. La reconnaissance, c’était reconnaître la vérité. Reconnaître, c’est sortir de ce double discours qui niaient, pour des raisons politiques, la réalité de ce que fut l’action, puis le malheur des supplétifs musulmans de l’armée française. Il faut maintenant négocier les conditions matérielles de réparation qui sont la suite logique de cette reconnaissance.


Que veut dire « réparer » ? Le passé est passé. On ne reviendra pas sur ce qui s’est passé. On ne reviendra pas à la situation précédente. La plupart des victimes directes elles-mêmes ont disparu ou bien elles sont très âgées. Que peut-on faire pour elles, sinon leur donner les moyens de terminer leur vie dans des conditions décentes – ce qui n’est pas rien, mais n’est pas suffisant ? Que peut-on faire pour leur mémoire, la leur et celle de leurs descendants qui ont été élevés dans le traumatisme et le silence des pères ? On peut reconnaître la vérité. 


Après les guerres de 1870 et après la grande Guerre des réparations lourdes furent imposées aux vaincus. Rétrospectivement nous jugeons que l’imposition des réparations allemandes après 1920 a contribué à l’hyperinflation et n’est pas indépendante de la montée au pouvoir de Hitler. C’était une contribution économique mais aussi une humiliation imposée au vaincu. En revanche, la RFA démocratique a consenti des réparations en faveur des survivants de la shoah. Elles ont fait l’objet à l’époque d’un grand débat parmi la population et les organisations juives. Pouvait-on compenser par de l’argent la mort organisée de 6 millions de personnes du seul fait qu’elles étaient juives ? N’était-ce pas attenter à leur mémoire que de compenser leur mort par de l’argent ? Personne ne peut contester qu’il n’existe aucun moyen de préciser le prix d’une seule vie humaine, à fortiori celle d’un peuple tout entier. Elles ont finalement été acceptées. Ces réparations volontairement signées par le gouvernement allemand permettaient d’aider les survivants à survivre le moins mal possible – ce qui encore une fois n’est pas à négliger, mais c’était aussi reconnaître ce qu’avait été la shoah réalisée au nom de peuple allemand. C’était évidemment insuffisant pour « réparer », mais dans les années 1950 que pouvait-on faire d’autre ? 


La reconnaissance de la vérité et le souci d’assurer des conditions de vie décente sont une étape indispensable. Mais tout n’est pas dit. La mémoire des injustices et des humiliations se transmettent aux générations suivantes. Si leur destin a constitué les harkis en communauté de destin, leurs descendants appartiennent également à cette communauté, même s’ils sont nés et ont été socialisés en France et même s’ils appartiennent pleinement à la communauté nationale, cela va de soi. C’est pour eux que la vérité importe. Il faut qu’ils ne soient pas honteux de leurs parents parce que cette honte, si elle existe, est fondée sur le mensonge. Il ne s’agit pas d’oublier – ce qui d’ailleurs n’est pas possible, comme le disait ma mère on est toujours plus de sa famille qu’on le croit. Mais il importe de « dépasser » cette mémoire douloureuse en l’intégrant dans un projet de vie. Il faut les aider matériellement parce qu’il ne faut pas sous-estimer les conditions matérielles de la vie… Mais les compensations financières matérialisent aussi la reconnaissance de la dette morale que l’Etat français doit assumer, elles ont une valeur morale et symbolique. 


Concrètement elles peuvent contribuer à ce que les victimes et aujourd’hui leurs descendants ne s’installent pas dans le statut de victimes qui les empêcherait d’affirmer un projet de vie. Le passé ne doit pas les empêcher d’agir et de nourrir le projet de s’intégrer pleinement dans une société qui est la leur. Il faut résister aux effets pervers de la victimisation dans laquelle nous sombrons volontiers aujourd’hui, victimisation qui amollit la volonté, nourrit le ressentiment et empêche de se créer un destin. Il faut les aider à ne pas s’installer dans le statut de victime, celui qui vous empêche de poursuivre votre propre chemin. 


Mais il faut aussi agir pour redonner la considération et l’estime à ceux qui ont été les victimes de ce piège historique, à faire de cette mémoire un instrument de vie. Rétablir la vérité et aider les descendants à dépasser, sans l’oublier, le traumatisme, c’est ce que peut faire un pouvoir démocratique qui entend « réparer ». Il faut affirmer bien fort que la meilleure réparation pour les victimes, c’est le succès et le bonheur de leurs enfants et de leurs petits-enfants. C’est à cela qu’il faut travailler tous ensemble. C’est possible puisque nous vivons dans une démocratie et que celle-ci a pour vertu non pas de ne pas avoir commis de crimes, mais de reconnaître ses crimes. Il faut donc que tous nous y travaillions.


Dominique Schnapper