19 mars 1962 : une fin de la guerre qui n’en finit pas
Texte publié dans le journal The Conversation le 27 mars 2017, 22:13 CEST
Auteur : Mohand Hamoumou, Professeur de sociologie et de GRH, Grenoble École de Management (GEM)
Plus d’un demi-siècle après, opposants et partisans d’une célébration du 19 mars comme « fin de la guerre d’Algérie » continuent de s’affronter suscitant chez tous ceux qui n’ont pas connue cette guerre indifférence ou incompréhension attendant que le combat cesse faute d’anciens combattants. Pourtant, il s’agit bien plus que d’une querelle sémantique entre d’un côté les adhérents de la Fnaca, association d’anciens combattants d’Algérie, à l’origine d’obédience communiste, et de l’autre côté les associations de rapatriés et d’anciens Harkis. Il s’agit en fait d’une opposition entre vision politique et réalité historique, les uns voulant tourner la page d’un passé colonial culpabilisant, les autres refusant de célébrer un cessez-le-feu qui ne cessa que dans un camp. Les faits leur donnent hélas raison si on veut bien les regarder objectivement.
La signature des Accords d’Evian
Le 18 mars 1962, Louis Joxe, Robert Buron, Jean de Broglie au nom de la France signent à Evian avec Krim Belkacem, représentant le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne), le document qui deviendra pour l’histoire « les Accords d’Evian ».
Ces accords prévoient notamment à partir du 19 mars un cessez-le- feu en Algérie et sont censés mettre fin à une guerre qui longtemps cacha son nom derrière les termes plus rassurants « d’événements » ou « d’opération de maintien de l’ordre ». Il est vrai qu’au début, les premières actions revendiquées par le FLN s’apparentent plus à des actes terroristes d’un groupuscule inconnu qu’à une guerre entre deux États. Du reste, d’État, il n’y en a juridiquement qu’un d’où le refus du terme guerre.
Pour François Mitterrand, ministre de l’Intérieur en 1954 :
« L’Algérie c’est la France et la France ne reconnaîtra pas chez elle d’autre autorité que la sienne ».
Mais quelques années plus tard, avec l’engagement de centaines de milliers de Français, militaires, appelés du contingents et forces supplétives, c’est bien d’une guerre dont il s’agit, même si elle est à bien des égards fratricide.
Après son arrivée au pouvoir en 1958, Le Général de Gaulle a donné l’impression comme François Mitterrand que l’hypothèse de la perte de l’Algérie, conquise depuis 1830 et formant depuis 1848 trois départements français, confirmés par le statut de 1947, ne pouvait être discutée. De son célèbre « Je vous ai compris » lancé à Alger en juin 1958 à sa proclamation en 1959 d’être « le garant de l’intégrité de la France » allant de « Dunkerque à Tamanrasset », tout le laisse croire. Pourtant, peu à peu des commentaires laissent percevoir un revirement.
En 1961, la question est davantage de savoir avec qui négocier. Le 18 février 1962, il ordonne à ses mandataires de conclure rapidement et à tout prix. Le prix sera lourd ; la victoire politique et diplomatique du FLN est totale alors même qu’il avait perdu sur le terrain militaire.
Les Accords d’Evian reconnaissent le FLN comme représentant exclusif de la population algérienne, actent un cessez-le-feu et l’organisation le 1 er juillet d’un référendum pour l’accession à l’indépendance. Le reste des Accords ressemble à une loi d’amnistie garantissant la sécurité des personnes et des biens ainsi que la liberté de circuler entre la France et l’Algérie.
Benjamin Stora, dans son livre La gangrène et l’oubli évoque « l’ampleur et la férocité des massacres de l’été et de l’automne 1962 » il précise que « sans doute, beaucoup de ces meurtres furent commis par les fameux « marsiens », ces ralliés de la vingt-cinquième heure qui en rajoutèrent dans l’horreur pour se constituer une légitimité qui leur serait bien utile par la suite.
Ayant besoin de faire oublier leur absence prudente loin des maquis durant les années de guerre, beaucoup voulurent montrer, à moindre risque, leur engagement en s’en prenant aux civils avec le zèle des nouveaux convertis. Pourtant entre le 19 mars et l’indépendance, les exactions furent contenues malgré la passivité de l’armée française qui avait reçu l’ordre de ne plus intervenir. Le mot d’ordre du FLN était d’attendre d’être un pays souverain pour agir librement.
Enlèvements et massacres
Dès la proclamation de l’indépendance le 5 juillet, les enlèvements et massacres commencèrent.
À Oran, plusieurs centaines d’Européens furent enlevés et assassinés (dix fois plus selon les associations de pieds-noirs). Le 24 novembre 1964, le secrétaire d’État Jean de Broglie déclara que sur 3018 personnes signalées comme disparues après le 19 mars, 1165 étaient certainement mortes.
La chasse aux musulmans ayant servi la France, Harkis, caïds, anciens combattants commença. Le résultat fut cauchemardesque. Des dizaines de milliers d’hommes mais aussi de femmes furent massacrés, souvent avec des supplices publics : personnes écartelés, dépecées, ébouillantées, enterrées vives, etc.
L’armée française était encore sur place. Les derniers militaires français quitteront le sol algérien en juin 1962. Mais il leur était interdit d’intervenir pour faire respecter les Accords d’Evian. Tout comme les officiers avaient reçu l’ordre de ne pas prendre d’initiative pour rapatrier leurs supplétifs. Quelques-uns désobéiront, ne pouvant accepter de laisser leurs harkis se faire massacrer presque sous leurs yeux.
Le rapatriement des supplétifs et de leurs familles n’avait pas été prévu ; pire, il n’était pas voulu. Le gouvernement français faisait mine de croire qu’ils seraient protégés par les Accords d’Evian alors même que cela apparaissait utopique pour nombre d’observateurs avertis. Comment en effet imaginer que chacun pouvait oublier la violence ostentatoire d’une guerre fratricide où l’horreur avait été érigée en arme stratégique ? Finalement, il y aura eu côté français presque autant de morts après le cessez-le-feu du 19 mars que durant les années de guerre. En effet, les bilans officiels, malgré quelques différences, situent à environ 24 000 le nombre de tués parmi les forces de l’ordre au combat ou par attentats. Après les accords d’Evian, si le nombre de supplétifs assassinés est encore sujet à débat, de nombreux historiens s’accordent sur plusieurs dizaines de milliers.
C’est cette terrible réalité, en raison du nom respect des Accords d’Evian qui fait que beaucoup de Français ne souhaitent pas que cette date soit célébrée au même titre que le 8 mai 45 ou le 11 novembre.
Cependant, pour la Fnaca, cette date représente la fin des combats, l’assurance pour les appelés de rentrer chez eux sains et saufs. Que cette date soit synonyme de soulagement pour les appelés et leurs familles, chacun peut le comprendre ; mais est-ce suffisant pour en faire une commémoration officielle ? Tous les Présidents de la République française, de Georges Pompidou à Nicolas Sarkozy en passant par Valéry Giscard D’Estaing, François Mitterand et Jacques Chirac ont refusé une commémoration officielle du 19 mars. Seul François Hollande
a cru devoir accéder à la demande de la Fnaca, association pourtant minoritaire parmi l’ensemble des associations d’anciens combattants.
L’écriture de l’histoire
On peut bien sûr se demander si cette bataille, pour ou contre la célébration du 19 mars en France a encore du sens, comparée à tant d’autres grands défis auxquels nous sommes confrontés. Si elle dure encore c’est que l’enjeu est l’écriture ou la réécriture de l’Histoire et donc de la vision à transmettre aux générations à venir sur cette période de la guerre d’Algérie, longtemps refoulée.
Pour les uns, commémorer officiellement le 19 mars 1962, avec les représentants de l’État, c’est se réjouir de la fin d’une sale guerre que les appelés ne voulaient pas faire, fêter la fin du colonialisme et la libération des peuples opprimés dans la droite ligne des « porteurs de valises » et écrits de Frantz Fanon. Pour d’autres, célébrer le 19 mars en France, c’est assassiner une seconde fois tous ceux morts dans d’atroces souffrances après le 19 mars en raison même du non-respect des Accords d’Evian du 19 mars.
On comprend alors qu’il ne s’agit pas d’une opposition politicienne entre gauche et droite et que la commémoration du 19 mars ne doit pas être un enjeu électoraliste pour s’attirer la reconnaissance des uns ou des autres. C’est une question de vérité, de capacité à la regarder en face pour l’assumer et pouvoir ainsi, enfin, apaiser et rassembler tous les Français et mobiliser leurs énergies pour les défis actuels et futurs.