Un autre regard sur le rapport Stora

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Dans une lettre ouverte, que nous reproduisons ci-dessous, Hughes Robert, fils du Sous-Préfet d’Akbou, exprime un regard critique sur le rapport de Benjamin Stora à propos de la mission qui lui a été confiée par le Président de la République sur la réconciliation et l’apaisement des mémoires liées à la guerre d’Algérie…

Lettre ouverte à Benjamin Stora

Monsieur,

J’ai lu attentivement votre rapport, et j’avoue que j’avais un parti plutôt favorable et bienveillant à votre égard. Je rappelle que vous avez bercé ma vie et éveillé ma conscience par votre érudition sur la guerre d’Algérie. Vous avez été rare et unique dans l’ensemble de vos écrits. Guerre qui comme vous, moi, fils du sous-préfet d’Akbou a hanté mes nuits et mes cauchemars.

Mais Monsieur Stora, m’est apparu dans votre rapport quelque chose qui n’a plus rien à voir avec vos écrits antérieurs et ce regard de Camus dont vous vous targuez. Il est une autre époque moins risquée. Un silence m’est paru odieux, celui à propos du peuple algérien dans son entier, c’est-à-dire des vrais combattants de la libération nationale algérienne (pas ceux qui de l’extérieur à qui on a donné le pouvoir et l’ont volé)  et ceux qu’on nomme  harkis, (Civils, Elus et supplétifs de l’armée française) qui loin d’avoir fait le choix de l’Algérie française avait fait le choix d’une autre route pour l’Algérie. Je ne prendrais pas tous les détails, où vous avez péché par omission volontaire. Je sais  qu’il est difficile  d’être historien et le conseiller du Prince, ou plutôt des deux princes d’États complices.  Je sais  encore qu’il est difficile de s’extraire de sa condition première d’ex européen ou «  pied noir », ou d’une communauté qui n’a pas facilité « l’Algérie algérienne en liaison avec la France. »

D’où je vous parle ?  De la vallée de la Soumman ou plus précisément de l’arrondissement d’Akbou, départ du célèbre Congrès de 1956 du FLN et arrondissement pilote du plan Constantine, que je connais bien.

Mon père, Sous-préfet de 1959 à 1962,  partisan de l’Algérie algérienne, a dénoncé les tortures jusqu’à assigner des militaires au tribunal militaire de Sétif. (60 morts par mois de mort sous la torture dans cet arrondissement de 105 000 habitants qui avait un DOP, un centre de torture), qui s’est rebellé auprès du commandant  Florentin et du Général Parlanges sur les 25 000 personnes réfugiées et  regroupées  dans des conditions impardonnables, « concentrationnaires » ou chaque jour mourraient de faim et de froid des enfants.

Les massacres du peuple algérien  ce sont dans cet arrondissement  près de 8 000 morts et 6667 maisons détruites. Les morts, on n ‘est jamais sûr, les maisons détruites, et celles des villages de Ouzelaguen , il a pu les compter. 

Pas besoin de revenir sur la minime minimorum  préconisation vis-à-vis des harkis, ni par exemple sur l’oubli que parmi les marcheurs de 83 qui ont fondé SOS Racisme, où il y avait des enfants d’harkis et d’immigrés, ni d’autres oublis ou silences  révélateurs de votre  cécité gravissime, que je pressentais dans vos écrits antérieurs : Celle  de la communauté harki  (Prés de 1000 morts  dans l’arrondissement d’Akbou de 62 à 63,  avec des massacres dans 3 camps) est  étrangement en blanc dans votre rapport.

 Et c’est là qu’est le vrai problème de fond. Vous écrivez : 

« Tout groupe appartenant à cette histoire est spécifique, mais aucun n’est exceptionnel et nul ne doit être placé au-dessus des autres. Or, chaque groupe exige une empathie à sens unique, unilatérale, exclusive. »

Tout est dit et tout est faux ! Il n’y a d’abord, dans votre rapport,  aucune empathie à sens unilatérale, exclusive ni pour le peuple algérien ni pour la communauté harkie. Je sais, il faut être diplomate et ne vexer ni le gouvernement algérien, ni le gouvernement français ! Si vos mots vous trahissent souvent, il y a peu d’empathie ni pour le peuple algérien, ni pour la communauté harkie. 

Mais pire vous refusez la hiérarchisation  des groupes et des communautés. Ce n’est pas seulement dommage, c’est un tort. J’ose dire que, c’est une escroquerie. Dans votre rapport comme dans notre société plus personne n’est responsable et surtout pas ceux qui en portent les avantages et les honneurs.

Je ne vais pas refaire l’histoire, vous êtes meilleur que moi.

Mais qui est d’abord responsable de cette horrible et unique histoire coloniale de la France en Algérie? Et ne doit-on pas hiérarchiser les responsabilités plutôt que de faire de la psychologie de bas étage ou empathique ?

En premier lieu, la France et ses divers gouvernements,  son armée, Bugeaud et les autres, sont les premiers responsables  de cette guerre de conquête et d’exploitation coloniale de 132 ans.  Et n’oublions pas à l’heure où nous commémorons la commune de Paris, les massacres de l ‘insurrection algérienne, de Mokrani et du Cheik El Haddad, dont les fils ont rejoint les communards en Nouvelle Calédonie, répétition générale de le guerre de  libération de 54, après le ratage massacre de 1945 à Sétif. Ce silence de la III ème République, fondé sur les massacres de la commune de Paris et des trois départements français d’Algérie, dit bien notre mensonge.

Les européens et pieds noirs qui même pauvres, qui par la volonté de cette République ont spolié le peuple algérien  (séquestres) n’ont pas connu la  misère, les  massacres (ou si moindre)  ni  les  camps de regroupement,   sont les seconds responsables. Ils se sont  arc-boutés derrière leur « race » et leurs privilèges, refusant les offres d’ouverture de Messali Hadj ou Ferhat Abbas. Mon père écrivait avec ironie à Michel Poniatowski, en 1962, en constatant qu’en 3 ans, il avait plus investi qu’en 132 ans, « que le colonialisme n’a rien fait, l’indépendance réalise »

Seul le peuple « indigène », algérien peut connaître le statut de victime. Un peuple qui ne formait certes pas un Etat au sens où nous l’entendions, mais qui avait une culture, une histoire, un mode de vie qui valait autant si c’est mieux que le nôtre. L’Émir Abdelkader, que vous honorez, en est la preuve incarnée.

Et dans ce peuple qui avait-t-il ? Une grande majorité de fellahs, de paysans, humiliés, outragés, enchaînés qui en 1954 n’ont pas eu d’autre choix que de prendre les armes.

Je ne rentrerais pas dans cette guerre fratricide, et civile que nous avons utilisé, entre FLN et MNA, entre Harkis et Fellagas, entre militants de l’intérieur et armée de l’extérieur, de ce peuple divisé à souhait et de la responsabilité des dirigeants du FLN qui ont oublié, abandonné leur méritoire congrès de la Soummam, ou les accords d’Evian ; Je ne reviendrais pas sur cette guerre la plus cruelle et la plus barbare que nous avons commise.

Au risque de me répéter, vous écrivez bien : « Tout groupe appartenant à cette histoire est spécifique, mais aucun n’est exceptionnel et nul ne doit être placé au-dessus des autres. »

Et bien non, monsieur le conseiller des princes, le peuple algérien est au-dessus de tout dans cette histoire. Et je dis bien le peuple, le peuple qui s’est battu pour son indépendance… et il était plus  nombreux que l’on croit  à vouloir une forme d’indépendance et de liberté, après les refus multiples des gouvernements de la France et des européens d’Algérie. Ferrat d’Abbas, le modéré,  raconte bien son entrevue avec le Marechal juin en Aout 54 en concluant : «  Si je comprends bien,  nous n’avons qu’un seul choix, celui de quitter l’Algérie ou de prendre les armes. »

Et dans ce peuple algérien, il y avait ceux qu’on appelle aujourd’hui communément les harkis. Ils étaient des civils, ils étaient des élus, ils étaient militaires, ils étaient disait-on,  supplétifs, Goumiers, GMS, Moghaznis, harkis. Ils voulaient eux aussi, pour le plus grand nombre, l’Algérie algérienne, mais peut-être pas celle du FLN, même si ils les  admiraient,  doutaient  et n’aimaient pas le chemin de leurs frères partis au maquis. Ils se croyaient français puisqu’ils l’étaient depuis 1830, dans les 3 départements français, de Constantine, Alger et Oran. Je me souviens du nom des 240  kabyles du monument aux morts d’Akbou,  de ces morts pour la France de 14/ 18, de 39/45 où  j’avais été frappé, enfant,  par le fait qu’il n’y avait aucun nom européen. Les patronymes européens sont arrivés après, en  1954. Etrange non ?

Oui monsieur le conseiller, tout groupe appartenant à cette histoire est spécifique, mais contrairement à vous je pense que  quelques-uns sont exceptionnels et que deux groupes doivent être placés au-dessus du lot et je sais que je vais choquer les princes que vous conseillez, ceux de là-bas et ceux d’ici comme certains de mes amis : le vrais Moudjahidin et les harkis sincères. Le mouvement initié par les jeunes en février 2019, Hirak, anagramme de Harki, est là pour le confirmer. Une amie autrefois proche du mythe du FLN m’a dit le 8 mars 2019, à Alger : « Hugues, avant  je n’entendais pas ce que tu me disais, maintenant j’irai cracher sur la tombe de Bouteflika ».  Alors qu’elle me disait cela, Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce harki qui militant FLN  apportait de l’argent au Maroc mais écœuré de voir  l’opulence d’un côté et la misère de l’autre, finit par rejoindre le camp français. Oui je laisse à l’Algérie  et aux algériens le soin d’honorer leurs vrais héros et non les usurpateurs qui venant de l’armée de l’extérieur ont été mis par l’État Français pour mieux gérer leur affaires communes. Je ne peux ne pas penser à ce directeur du centre social d’Akbou, proche de Germaine Tillion, qui  de 67 à 70 a instruit à Siddi bel abbés  la gendarmerie algérienne, alors que des innocents harkis croupissaient encore dans les geôles de Boumediene.

Et je demande au pouvoir français pas seulement de demander pardon mais de réparer l’infamie qu’il a commis contre les harkis, en Algérie comme en France. Ils sont du peuple algérien et ont choisi par obligation, par dépit, par ignorance, par volonté ou par désir, un autre chemin.

Je ne peux pas non plus ne pas penser à ce harki qui a dénoncé, en décembre 59,  un officier pour fait de tortures et assassinat sur 3 moudjahidines et que mon père a fait traduire devant un tribunal militaire.

Je  ne peux pas ne pas penser à ce harki qui est venu dire à mon père, en avril 60,  ce qui se passait dans le camp de regroupement d’Azib Ben Ali Cherif ou chaque jour mourrait de faim et de froid un enfant de l’Algérie encore française.

Je ne peux ne pas penser à ces harkis qui ont voulu en juillet 62 rester dans leur  pays  pour aider à la reconstruction, et qui ont été emprisonnés, humiliés et massacrés, alors que le député FLN n’avait été qu’un Marsien.

Je ne peux pas oublier le sous-préfet FLN Semahdi, successeur de mon père,  qui a aidé et soutenu les familles de harkis en protégeant leur père, et en fournissant des papiers. Il a fini en prison.

Je ne peux pas oublier ce militant Pro FLN qui de 62 à 66, a aidé,  exfiltré des harkis, soulagé des familles en leur fournissant vivres et argent.

Bien entendu, ici et là, il y a eu des salauds. Mais l’amnistie comme vous le dites monsieur Stora a servi l’amnésie. Et la responsabilité, comme disait mon père, c’est d’abord celle des gouvernants, puis des officiers supérieurs et en fin des grands colons. Et c’est ceux-là,  qu’ils auraient fallu traduire devant les tribunaux, pour l’exemple, pour montrer que les crimes contre l’humanité ne doivent pas rester impunis. Faire un procès pour l’histoire, comme après la II ème guerre mondiale et des crimes nazis et ne pas confondre responsables et lampistes.

Que l’Algérie s’occupe de ses bandits, de ses égorgeurs, de ses profiteurs, de ses usurpateurs…

Et que nous expions, nous, notre dette vis à vis des harkis, cet autre peuple de l’Algérie,  qui comme disait Clemenceau à propos des poilus ; «ont des droits sur nous ».

Oui rien sur notre infamie à l’égard des harkis, que nous n’avons pas voulu armer, dès 1954,  de peur qu’ils retournent leurs armes contre les pieds noirs et l’armée française…

Oui ! Rien sur le fait que nous les avons désarmés en 62, abandonnés, livrés aux répugnances, et aux massacres de l’Armée National Populaire et des marsiens.

Oui ! Rien sur le fait que nous les avons cachés, parqués, humiliés, détruits dans nos camps et hameaux forestiers en France, dans notre manque d’accueil où ils ne furent jamais rapatriés mais toujours réfugiés et niés.

Notre honte, notre déshonneur est là, et je suis de ceux qui pense que les harkis sont l’alpha et l’oméga de notre guerre coloniale, qu’ils sont le problème des deux États, mais la solution des deux peuples, car ils sont plus qu’un symbole, ils sont la grimace  de notre guerre atroce, et le sourire de notre réconciliation possible.

Alors Monsieur Stora, il ne sert à rien de les cacher et de les taire. Les harkis sont la mauvaise conscience des deux États « traitres » à leur peuple.

Et s’ils symbolisent, pour les ignorants, la traîtrise, les vrais traîtres aux harkis et à l’hirak, aux peuples en mouvement seront toujours, dans cette guerre de 132 ans, d’abord l’État Français et ensuite l’Etat algérien et leurs suppôts.

Pour conclure je vous livre ces mots qui répondent superbement à votre oubli. Ce sont ceux d’une amie pour l’éternité, Farida, fille de harki : 

 « Je n’étais qu’une enfant héritière de l’histoire de nos pères.

J’emportais avec moi pour ce voyage sans retour quelques souvenirs, gardés secrètement au fond de mon âme malade.

Sans rejet, sans joie, sans sérénité.

J’habite l’inconfort d’une haute solitude.

Je suis la page d’un livre qui ne s’écrit pas, mémoire d’une guerre sordide et fratricide ; invisible dépossédée, punie injustement.

Je suis l’enfant de deux États chers à mon cœur.

J’ai soif d’exister et défaire les liens du passé, être enfin à ma place. » Farida.

Il serait temps de regarder toutes les réalités et pour nous français,  celle des harkis en premier, qui disent encore et toujours notre racisme colonial, qui a commencé en Algérie en 1830, et de criminel façon !

En France,  c’est à eux que nous devons le dernier mot, ils ont des droits sur nous !

Hugues Robert